By Pierre Lellouche
Six mois après la fin «officielle» des opérations de guerre en Irak, le moins que l’on puisse dire est que la sécurité du monde paraît dangereusement fragilisée. Trois fractures sont désormais à l’œuvre, nourrissant une situation particulièrement périlleuse pour l’ensemble de la communauté internationale.
1-La première fracture est, bien entendu, l’aggravation de la situation en Irak même, où les forces américaines ne sont pas parvenues à sécuriser le territoire irakien. Ce qui devait être au départ une mission brève de libération du peuple irakien est en train de se transformer en une occupation, à la fois mal vécue par la population et inefficace. Pourquoi? Parce que le Pentagone, tout à la préparation de sa guerre «high-tech», n’avait tout simplement pas planifié la phase suivante – celle de la reconstruction – et encore moins envisagé l’effondrement total de l’Etat irakien; que les unités de combat américaines ne sont aucunement préparées aux missions de police ou de lutte antiguérilla; enfin, que les Etats-Unis n’ont ni l’expérience coloniale des Européens, ni le goût du «nation building»…
Il est vrai que l’impression de cafouillage que donne l’Administration américaine s’explique aussi par les conditions historiques particulières et difficiles de l’Irak, assemblage de groupes ethniques et religieux différents et rivaux (Kurdes, Arabes sunnites et chiites, sans parler d’une minorité chrétienne) unis cependant dans un même nationalisme contre l’extérieur, dont les Britanniques entre 1914 et 1923 conservent encore le souvenir douloureux. Si l’on ajoute à cela l’héritage catastrophique de trente années de dictature criminelle de Saddam Hussein, on comprend que la tâche de reconstruction d’un Irak unifié pacifique et démocratique était extrêmement difficile. Il est désormais patent que l’Administration Bush, décidée avec raison à en finir avec Saddam, avait gravement sous-estimé la difficulté de l’exercice…
Exploitant et aggravant ces lacunes, la période récente a vu les réseaux baasistes se réorganiser et s’allier à leurs ennemis d’hier, combattants islamistes infiltrés dans le pays. Ensemble, ceux-ci mènent une guérilla de plus en plus efficace, ciblant à la fois les infrastructures économiques (pétrole), et politiques de l’Irak post-Saddam. Ainsi, des deux attentats contre l’ONU, dont celui qui a coûté la vie le 19 août dernier au représentant spécial de l’ONU Sergio Vieira de Mello, l’assassinat dix jours plus tard de l’ayatollah chiite Mohammad Baker al-Hakim et, récemment, de l’une des membres du Conseil du gouvernement irakien, Akila al-Hachimi. Autant d’actions qui illustrent une stratégie délibérée visant non seulement à saigner les forces d’occupation mais également à empêcher l’émergence de tout pouvoir politique organisé y compris via les Nations unies.
Aux Etats-Unis même, on prend de plus en plus conscience de l’énormité du défi que représente la reconstruction de l’Irak. En clair, l’Administration Bush a besoin de soldats supplémentaires et d’argent frais. L’idée selon laquelle la reconstruction de l’Irak se paierait d’elle-même grâce au pétrole irakien a fait long feu. Non seulement 40 milliards de dollars d’investissement seront nécessaires pour reconstruire les infrastructures pétrolières (investissement que les majors se refusent à financer tant qu’une autorité politique stable ne sera pas rétablie à Bagdad), mais l’occupation coûte chaque semaine un milliard de dollars aux contribuables américains. Et même si George Bush a obtenu du Congrès 87 milliards de dollars supplémentaires pour financer ses deux guerres contre le terrorisme (l’Afghanistan et l’Irak, l’Irak ponctionnant à lui seul 75 milliards), ces sommes paraissent très en deçà des prévisions des «think tanks» américains qui en moyenne évaluent à 30 milliards de dollars par an et au moins pendant cinq ans le coût de la reconstruction du pays.
S’agissant des moyens militaires en œuvre, les mêmes experts considèrent, sur la base du nombre de forces déployées au Kosovo et en Bosnie, qu’il faudrait au moins 500 000 soldats américains en Irak et jusqu’en 2008 au moins pour sécuriser efficacement le pays… On comprend que dans ces conditions le président Bush recherche à la fois des alliés et des contributeurs financiers susceptibles d’aider les Etats-Unis dans cette entreprise.
2–La deuxième fracture aujourd’hui à l’œuvre est l’aggravation de la situation stratégique dans le pourtour de l’Irak qu’il s’agisse de la reconstitution des forces d’al-Qaida en Afghanistan, en Tchétchénie et au Pakistan, de la situation de guerre quasi ouverte entre Israéliens et Palestiniens et de la crise nucléaire désormais ouverte avec l’Iran (l’ultimatum décrété par l’AIEA expire fin octobre). Ceci sans oublier naturellement l’autre crise nucléaire avec la Corée du Nord, toujours sans solution.
3–Les grandes démocraties présentent entre elles une troisième fracture d’ordre politique. Le climat reste empoisonné entre Occidentaux et singulièrement entre Français et Américains, sans parler des troubles de politique intérieure suscités par l’affaire des armes de destruction massive, à Londres notamment. Aux désaccords d’hier sur l’opportunité de la guerre en Irak s’ajoutent des désaccords nouveaux sur la façon de sortir de cette crise: rôle de l’ONU, transfert de souveraineté aux Irakiens, rôle et place des forces étrangères en Irak.
Plus grave peut-être, un divorce durable semble s’être installé au niveau des opinions publiques des deux côtés de l’Atlantique, comme en témoigne une batterie de sondages récents: c’est ainsi par exemple que la part des Britanniques qui ont une opinion favorable des Etats-Unis est passée de 83 à 48% entre 1999 et 2003, de 62 à 31% en France, de 78 à 25% en Allemagne, de 76 à 34% en Italie et de 50 à 14% en Espagne. Jamais le fossé entre alliés n’aura été aussi important, aussi tangible également, depuis la Seconde Guerre mondiale. Comment s’étonner que, dans un tel climat, des éditoriaux enflammés sortent dans la presse des deux côtés de l’Atlantique?
Il ne sera pas facile de sortir de cette crise par le haut. La première condition pour se faire est que chacun comprenne bien les enjeux de cette première vraie crise du monde de l’après-Guerre froide. Ce qui se joue en Irak, en effet, n’est ni plus ni moins que la relation entre l’Islam et l’Occident pour les décennies à venir; c’est aussi le devenir du système international tout entier et la place des Etats-Unis et des relations transatlantiques en son sein; c’est enfin le devenir du milliard et demi de musulmans dans le monde: fuite en arrière vers le terrorisme et la guerre ou réconciliation avec la modernité. En un mot ce qui se joue en Irak, c’est l’avenir de la sécurité du monde: un coût d’arrêt ou au contraire le déferlement du terrorisme de masse, parallèlement à une accélération du processus de nucléarisation d’un certain nombre de pays clés, dans le monde musulman et au-delà.
La deuxième condition pour sortir de cette crise est que chacun comprenne bien que ceci n’est pas seulement la guerre de l’Amérique. Nous, Français, nous, Européens, sommes très exactement embarqués dans le même navire; que l’Amérique échoue et c’est l’ensemble du monde occidental qui échouera; que l’espérance d’une reconstruction d’un Irak libre et démocratique s’évanouisse et ce sera alors la mort annoncée de tous les régimes musulmans modérés qui s’efforcent de résister à la déferlante islamiste; que la plus grande puissance militaire du monde soit défaite comme elle le fut jadis en Somalie ou au Liban et un signal dévastateur sera envoyé à tous les «Ben Laden» du Proche-Orient, du Maghreb… ou d’Europe.
Il n’est pas, dans ces conditions, d’option autre que d’œuvrer à la réussite de la reconstruction de l’Irak. L’heure est venue de tourner la page sur les désaccords politiques d’hier. Les Américains ont besoin de notre aide. Ils ne peuvent pas cependant, sans courir le risque de l’enlisement et de l’échec, vouloir tout commander – le militaire et le politique – tout en recherchant désespérément les soutiens militaires et financiers ainsi que la légitimité internationale dont ils ont besoin. Telle est la contradiction dans laquelle l’Administration Bush s’est actuellement enfermée.
La France dispose tout à la fois de l’expérience historique, de l’audience dans le monde arabe et de moyens substantiels pour peser sur l’issue de cette crise. A condition cependant de ne pas se cantonner dans le rôle de conseiller extérieur, voire de donneur de leçons. Les moyens d’un compromis avec Washington existent pour peu qu’on veuille bien faire preuve d’imagination et de volonté politique. Pourquoi, par exemple sous l’ombrelle d’une résolution de l’ONU, ne pas confier à l’Otan et non plus seulement à la coalition américano-britannique la responsabilité des missions militaires, et à un tandem composé des Etats-Unis et de l’Union européenne la partie économique et politique de la reconstruction de l’Irak?
Nous aurions ainsi un schéma assez voisin de celui qui fonctionne en Afghanistan où, face aux responsables militaires américains et européens, fonctionnerait une administration également partagée entre alliés laquelle transférerait sous un délai d’un an la responsabilité effective du gouvernement de l’Irak à des autorités locales élues à cette date. La réconciliation franco-américaine viendrait ainsi sauver une situation que personne ne peut souhaiter voire dégénérer davantage.
*Député UMP de Paris, vice-président de l’Assemblée parlementaire de l’Otan.